Réflexions et propositions pour accompagner l’évolution des Centres dramatiques nationaux
Il est nécessaire de penser de nouveaux modèles d’organisation budgétaire des CDN :
– La part artistique du budget, fondamentale, doit devenir le tronc central budgétaire incompressible autour duquel les autres budgets (fonctionnement, investissement) s’articulent (et non l’inverse en cours aujourd’hui).
– L’augmentation des charges de fonctionnement, indispensables au déploiement du projet et indexées sur l’augmentation du coût de la vie, doit être inscrite aux prévisionnels budgétaires du ministère de la Culture ainsi que de l’ensemble des tutelles, pour se traduire par une augmentation annuelle mécanique des subventions des lieux.
– Il y a besoin d’un renforcement urgent des moyens de création pour rattraper notamment l’absence de prise en considération de cette augmentation des charges des équipes permanentes, qui, à subventions constantes dans nos lieux depuis de trop nombreuses années, a produit une érosion progressive du disponible pour l’artistique. Nous refusons que la tension budgétaire que nous vivons oppose les équipes permanentes administratives et techniques aux équipes de création. Les deux sont indispensables à la vie de nos maisons.
– Les renouvellements des postes permanents doivent être pensés sur des modèles d’imbrication plus étroite entre l’artistique et ce qui en découle, en fonctionnement, dans les lieux de création. Il faut remettre de la polyvalence artistique autant que possible à tous les niveaux de la structure.
– Parce que création et rencontre(s) avec les publics sont indissociablement liées dans nos maisons, nous appelons à une refonte du cadre budgétaire 224 dans le cadre 131, la séparation de ces deux cadres imposant une scission comptable ne correspondant ni à nos logiques d’action ni aux réalités de nos missions et empêchant un déploiement cohérent et efficace des moyens.
– Autour de L’activité centraLe de création, il faut encourager le développement de nouveaux usages des CDN, lieux de vie et de rencontres, en accompagnant cette mutation par des organisations adaptées et par des moyens d’actions et de financements croisés pensés à travers de nouveaux dispositifs, où le rôle de l’État doit être central et levier.
– Tout comme Les usages des spectateur·rice·s, les pratiques des créateur·rice·s ont elles aussi évolué. Artistes interprètes, artistes technicien·ne·s bénéficient aujourd’hui d’un même statut au sein de nos maisons et d’une même prise en considération de leur travail. La technicité des arts de la scène, dans un paysage sociétal en mutation technologique, a considérablement augmenté et influencé l’émergence de nouvelles esthétiques théâtrales. Les emplois techniques se sont en conséquence fortement développés dans les équipes de création et doivent aujourd’hui être considérés de la même manière que les emplois artistiques.
– De même, le champ de la création dramatique et l’activité des CDN se sont enrichis et ont évolué vers une plus grande transdisciplinarité. Ils convoquent et rassemblent désormais, autour de la création et de la recherche théâtrale, non seulement des artistes interprètes et des artistes technicien·ne·s, mais aussi des auteur·rice·s, plasticien·ne·s, musicien·ne·s, performeur·euse·s, chorégraphes... Il faut que les dispositifs existants s’adaptent à ces nouvelles formes de collaboration, comme dans le cadre par exemple des dispositifs de compagnonnages, et nourrissent la capacité des CDN à devenir des lieux d’émulation et de multiples croisements d’expériences artistiques, des ruches créatives.
– Les moyens de plus en plus contraints des CDN ne leur permettent généralement pas de développer autant que souhaité la permanence artistique. L’activité et la richesse créative que génère la présence permanente d’artistes au sein d’un lieu sont grandes en comparaison des moyens requis pour la rendre possible. C’est un des axes essentiels sur lesquels remobiliser des moyens dans les années à venir.
– Ainsi, L’assignation de certains CDN et du Syndeac par le SFA, la CFDT et FO pour non-respect de l’accord de 2003 sur l’emploi des artistes interprètes au plateau a mis à jour l’inadéquation de fond de cet accord avec la réalité des CDN et l’évolution des formes artistiques sur les scènes. Nous appelons aujourd’hui à une ouverture des négociations des termes de cet accord afin de réfléchir ensemble à un nouvel accord prenant en compte ces réalités.
– Le dispositif de soutien à l’emploi Fonpeps doit être repensé en toute logique pour favoriser réellement cette présence permanente des artistes sur les territoires. Aujourd’hui ce n’est pas le cas. Le soutien de ce dispositif est surtout significatif et favorable à la création de CDI (principalement techniques et administratifs) alors même que les services du ministère reprochent à nos structures le poids trop lourd de nos charges de fonctionnement. Le soutien aux longues périodes d’emploi artistique doit être renforcé dans une future mise à jour de ce Fonpeps.
– Les Formations des artistes et technicien·ne·s doivent aborder cette notion de lien étroit entre artistes et lieux, artistes et territoires. Dans ce sens, plusieurs CDN créent des jeunes troupes en professionnalisation, qui permettent de développer une permanence artistique tout en accompagnant des jeunes technicien·ne·s et comédien·ne·s sortant ou non d’écoles nationales. C’est une piste de développement particulièrement intéressante qui permet de former des générations de jeunes artistes engagé·e·s, ayant acquis une conscience réelle de leur rôle au sein de la société et une connaissance approfondie du fonctionnement des lieux et de tous les aspects de la vie théâtrale.
– Lieu de La rencontre entre habitant·e·s d’un territoire et artistes, les CDN sont des espaces de création qui donnent à voir d’autres représentations du monde. Que les œuvres en soient inspirées ou reflètent un territoire qui les a vu naître, ou au contraire qu’elles confrontent le public à des réalités venues d’ailleurs, nos scènes doivent toujours mieux mettre en œuvre la rencontre entre des mondes qui s’ignorent et parfois s’opposent. L’engagement qui est le nôtre, d’ouvrir nos théâtres aux écritures contemporaines, à des paroles singulières et souvent marginales ou à des démarches expérimentales au croisement des disciplines, impose de construire de nouvelles logiques de production et de relations avec les publics.
– Il faut encourager et financer les temps de recherche, ceux qui permettent d’explorer des nouveaux langages, qui assureront le renouvellement et la vitalité de la création théâtrale en France, ainsi que sa théorisation, et permettront aux publics d’en partager les enjeux bien en amont de leurs venues aux spectacles. La recherche et le développement doivent être détachés de la question de la création d’une œuvre spécifique, afin de leur rendre tout leur sens et leur efficience. Il y a urgence pour le renouvellement des formes esthétiques en France à créer des dispositifs de financement de la recherche en écriture scénique et dramatique.
– Parce que le monde se transforme, parce qu’il s’hybride technologiquement, parce que la place réservée aux artistes issu·e·s de cultures trop long- temps considérées «minoritaires» doit encore progresser – que cette minoration de leur visibilité artistique soit le fait de leur sexe, d’une origine sociale « déconsidérée » ou de leurs champs disciplinaires (écritures marionnettiques, écritures numériques...) –, il faut soutenir dans les CDN l’intégration de cette mutation du monde dans l’écriture de nos représentations. La rencontre entre artistes issu·e·s de cultures et de disciplines différentes doit être encouragée au travers de laboratoires de recherche où se fabriquent les nouveaux langages d’aujourd’hui, où les spécificités des paroles, des univers et des savoir-faire s’entremêlent scénique- ment et se partagent.
– Nous pensons qu’un certain nombre des critères mis en place pour évaluer l’efficience de notre action ne sont pas adaptés aux enjeux de notre travail :
– La question du volume d’emploi artistique repose sur une logique d’un autre temps, qui ne prend pas en considération la réalité de l’emploi artistique « technique » et de toutes les disciplines artistiques aujourd’hui en travail dans nos maisons, ainsi que les nouveaux modes d’accompagnement des compagnies indépendantes par les lieux.
– De la même manière, la question de l’évaluation de la fréquentation et de la rentabilité des « productions » pose un rapport partiellement inconciliable avec notre cahier des charges. Nous existons précisément pour donner à voir des œuvres innovantes et à entendre des écritures contemporaines sur lesquelles les publics ont peu de repères et de références. Ces œuvres sont naturellement moins fédératrices dès lors qu’elles ne sont pas signées par un·e auteur·rice connu·e ou jouées par un·e artiste identifié·e, ou que leur audace scénique déplace les attentes du public. Ce sont pourtant ces spectacles qui mériteraient qu’on leur offre les séries de représentations les plus longues, pour leur donner le temps de s’installer dans le paysage et pour permettre au public de les apprivoiser. Mais sur ce point, les grilles d’évaluation et indicateurs de fréquentation nous empêchent de jouer notre rôle à plein et nous conduisent à resserrer les temps d’exploitation (en particulier pour les centres dramatiques implantés dans des zones non métropolitaines). Il est donc essentiel, pour la vitalité de la création, de revoir ces grilles et indicateurs, afin que la question de la fréquentation ne soit pas un frein.
– Nous travaillons constamment à la nécessaire augmentation de nos ressources propres, par la circulation de nos œuvres d’une part, par des recherches de financements spécifiques, à travers des partenariats avec les collectivités, à travers le développement de projets européens et internationaux, ou à travers des tentatives de mécénat quand nos statuts juridiques nous le permettent. Mais cette évolution de nos ressources propres est limitée. Nos subventions dites de « compléments de prix » doivent nous permettre de faire vivre aussi nos œuvres à la rencontre de celles et ceux qui n’y auraient pas accès sans cela, et d’appliquer dans nos théâtres une politique tarifaire garantissant l’accessibilité à tous les publics.
– Les missions élargies qui sont les nôtres en direction des publics scolaires travaillent particulièrement dans le sens de notre déficit de rentabilité. La combinaison entre une recette de billetterie extrêmement faible mais adaptée aux établissements scolaires et des jauges relativement réduites qui favorisent une bonne réception du spectacle, font de ces représentations en temps scolaire des opérations fortement déficitaires économiquement. Ce déficit ne doit pas se reporter sur les équipes artistiques qui créent des spectacles pour la jeunesse, dont l’économie est trop souvent pressurisée par cette réalité budgétaire. Il est nécessaire de réaliser une étude spécifique sur l’économie du secteur jeune public et de travailler à l’élaboration d’aides spécifiques en direction de la création jeune public et tout public.
– L’ambition d’un 100 % EAC (Éducation Artistique et Culturelle) affichée par le ministère est une utopie que nous pouvons partager. Mais elle ne saurait se réaliser sans un budget permettant son réel développement dans un cadre professionnel de qualité. Aujourd’hui ni le ministère de l’Éducation nationale, ni le ministère de la Culture n’en ont les moyens. Les investissements financiers que s’apprête à réunir notre gouvernement pour offrir un Pass Culture d’une valeur de 500 euros à tous les jeunes majeurs de ce pays pour soutenir leur pouvoir d’achat culturel, seraient plus utiles pour accompagner le parcours culturel de l’enfant de sa naissance à sa majorité. Lié à sa scolarité, accompagné dans son utilisation par la rencontre entre les professionnel·le·s du corps enseignant et ceux·сelles de la culture, outillé par l’ensemble des établissements culturels publics de toutes disciplines artistiques de ce pays, ce parcours culturel donnerait sens et force à une politique constructive.
– Les œuvres que nous créons, nous directrices ou directeurs de centres dramatiques nationaux et les artistes associé·e·s ou coproduit·e·s par les CDN, rayonnent sur tout le territoire français mais souffrent d’une problématique particulière avec la capitale. Innombrables sont les spectacles nés dans nos mai- sons qui font les beaux jours des affiches parisiennes, mais à quel prix ? Déjà financeurs principaux des créations en régions, nous payons trop souvent une seconde fois une part importante des charges liées à leur exploitation dans les lieux parisiens. C’est le symptôme d’une politique culturelle centralisée, où les régions payent pour la capitale, où la visibilité des œuvres par le monde professionnel – celui qui permettra de travailler la diffusion du spectacle dans la durée – et par le monde des médias – celui qui fait connaître les spectacles aux publics – passe encore trop par une exploitation parisienne qui abuse de cette position de force. Il n’est pas dans nos attributions de subventionner la profusion de l’offre culturelle parisienne. C’est aux lieux parisiens subventionnés d’en assumer la charge.
– La vitalité de la création théâtrale dans les établissements publics français est forte. Ses visages sont multiples et échappent souvent aux représentations mentales et aux a priori qu’en ont les citoyen·ne·s de ce pays. Il faut dire qu’ils sont mal accompagnés par les médias grands publics qui en offrent une image tronquée et réductrice. À toute époque, la mutation des esthétiques et des écritures théâtrales doit être portée par une dimension journalistique et critique digne de ce nom. À ce titre, nous demandons une évolution du cahier des charges de l’audiovisuel public – et en particulier le groupe des chaînes de France Télévisions – avec pour mission de donner une véritable visibilité à la création contemporaine et de remplir un rôle de médiateur avec notre audience commune, c’est-à-dire le grand public de ce pays. Nous ne parlons pas ici de la diffusion en direct ou en différé de captations de spectacles, mais d’un travail d’information et de critique culturelle, qui prenne davantage en considération ce qui se passe en dehors de Paris afin de favoriser l’accès aux arts.