Association des Centres dramatiques nationaux

Association des Centres dramatiques nationaux - L'ACDN coordonne le réseau des 38 Centres dramatiques nationaux

Que fait l’État ?

Dans une tribune, publiée au début du mois d’août 2018 et cosignée par un grand nombre d’associations représentant les centres de création labellisés en théâtre, danse, cirque et musique, nous dénoncions des actes, des réformes et des signaux négatifs envoyés par l’État en matière de soutien à la création et de redéploiement de son action sur l’ensemble du territoire.

Alors que les acteurs culturels et artistiques (lieux labellisés, compagnies indépendantes...) sont dans une dynamique constructive, réinventent au quotidien leurs usages, construisent de nouvelles formes de relations avec les publics et désirent être concrètement accompagnés dans cette mutation, nous sommes toujours en attente de la formulation d’un réel projet de politique publique de la création.

Aujourd’hui, le seul projet lisible et audible est celui de la réforme des administrations centrales ou déconcentrées du ministère de la Culture et des institutions de la République. Il n’est pas imaginable qu’une réforme d’une telle ampleur soit conduite sans définition d’une perspective autre que la réalisation d’économies et l’optimisation des services de l’État. Il est sans doute possible d’améliorer la

présence et l’efficience de l’État sur les territoires, mais encore faudrait-il définir, en matière de politique culturelle, au service de quel projet cette réforme est-elle menée? Nous ne voyons pas se dessiner le projet de la politique publique des arts qui serait rendue possible par les réformes que veut mener notre gouvernement.

Ce qui est certain, c’est que le modèle économique sur lequel se fonde cette politique gouvernementale n’est pas innovant. Ce n’est que la continuation logique de ce qui a été engagé depuis la fin du XXe siècle. En matière de politique culturelle, il n’y a pas eu de réel réinvestissement intellectuel et financier depuis les années Mitterrand / Lang. Si le service public (et celui de la création et de la culture en particulier) est mis en concurrence avec la présomption de meilleure rentabilité et d’efficience du secteur privé, c’est bien parce que l’État a manqué depuis trop longtemps de vision, d’ambition, et n’a pas su véritablement penser la place de l’art aujourd’hui dans notre société comme axe principal du projet de ses « entreprises de service public ». On n’a pas su s’appuyer sur la force de cet exceptionnel réseau que représentent les lieux et les compagnies indépendantes, pour bâtir un projet digne de la richesse des horizons culturels du XXIe siècle. Il n’y a pas eu assez d’imagination et de créativité au pouvoir. Depuis bientôt trente ans, l’État n’accompagne plus la transformation des usages et des lieux, les mutations esthétiques, les nouvelles relations à tisser avec les publics. Pourtant ces mutations sont à l’œuvre dans nos structures, avec les artistes, avec les équipes permanentes, mais elles ne sont pas suffisamment observées ni prises en considération. Les différents gouvernements de ces dernières décennies n’ont pas eu l’intelligence de se saisir de cette mutation pour en faire des outils efficaces de la cohésion sociale. Pour relever ce défi, il aurait fallu que nos présidents successifs, dans le modèle libéral qu’ils ont affirmé, se comportent comme des chefs d’entreprise éclairés, qu’ils croient suffisamment en la valeur de ces « entreprises du bien public », qu’ils comprennent la nécessité et l’intérêt d’investir dans la recherche et le développement pour redonner force, sens et moyens aux outils de la République. Au lieu de cela, nous avons subi une politique négligente et attentiste, qui, si elle n’a pas souhaité ouvertement la fin du soutien à la création artistique, ne l’a clairement pas intégré comme un des piliers de la fondation d’une société plus unie, vivante et désirable par tous. Aujourd’hui la politique menée par le président de la République fait le constat de cet abandon, mais n’a pas semblé jusqu’ici vouloir y apporter plus de perspective. Nous ne voyons pour le moment venir ni rebond ni réengagement.

La politique menée par le gouvernement se focalise, au nom de la modernisation, sur la réforme des administrations, mais est oublieuse du sujet central de la création au sein de la société française, qui en est pourtant une des grandes forces et richesses. Elle entend répondre à la problématique de l’éloignement culturel par une logique de « diffusion » au lieu de penser le redéploiement et l’implantation de « projets » sur les territoires. Plus grave encore, elle semble se contenter de travailler sans réelle ambition ni prise en considération de la nécessité de redonner force, sens et moyens à cette politique de la création en France.

Rappelons ici que la « modernité » se préoccupe rarement de l’innovation. La modernité se contente le plus souvent de prospérer sur ses acquis, de capitaliser ce qui a précédemment été inventé, sans se soucier de bâtir l’avenir.

C’est parce que nous sommes conscients des enjeux de ce début de XXIe siècle que nous affirmons qu’il est urgent de réinvestir le service public. C’est la seule voie possible pour soutenir une vision d’avenir progressiste et sociale. La voie qui consisterait à mener une simple politique de maintien de l’offre culturelle ne saurait construire un projet de société durable et équitable. Elle est même aujourd’hui dangereuse pour le principe démocratique fragilisé, attaqué de toutes parts.

Face aux réalités de notre société contemporaine et face aux risques majeurs que les démocraties traversent aujourd’hui, il ne faudrait pas commettre une fois de plus – une fois de trop – l’erreur de sous- investir politiquement la question de la création dans la fondation de notre société. Celle-ci a besoin d’être stimulée par des projets artistiques au long cours, et par la création contemporaine en particulier, celle qui est le reflet du monde d’aujourd’hui, tel qu’il est, qui affronte les problématiques de notre siècle, qui sait faire récit de la complexité sociétale, qui ose organiser le débat et la contradiction, qui invente, qui expérimente, qui s’empare poétiquement des enjeux des nouvelles technologies, qui s’adresse au sensible, qui dynamise les territoires, qui développe la curiosité, s’adresse à chacune et chacun, partout, et produit des mouvements de pensées essentiels aujourd’hui.

Il est grand temps que l’exécutif, en comprenant l’importance de la place de l’Art dans le projet d’ensemble de la société, prenne en considération la dimension transversale de la question culturelle, qui impacte, dans le prolongement du périmètre du ministère de la Culture, tous les champs d’action d’un État fort.

C’est en appui sur l’action du ministère de la Culture – qui doit plus que jamais devenir un ministère de la création – et sur les capacités d’invention et d’action, ainsi que l’expertise précieuse des artistes, des directrices et directeurs de toutes les institutions culturelles qui travaillent pour l’intérêt collectif, que doit être donné un nouvel élan à la politique culturelle de notre pays. Ses missions, ses moyens et son influence, doivent être renforcés par la complicité active des autres ministères qui bénéficient de son travail, sans chercher à cloisonner et dissoudre son action par une approche sectorielle et technique.

À cet endroit, le ministère peut compter sur la capacité des structures nées de la décentralisation à se réinventer sans cesse pour cimenter le corps social et être force de proposition et d’imagination. Elles n’ont eu jusqu’ici de limites que les moyens qui leur ont été consacrés et l’incapacité de l’État à se saisir pleinement de leurs propositions et de leur expérience.