Association des Centres dramatiques nationaux

Association des Centres dramatiques nationaux - L'ACDN coordonne le réseau des 38 Centres dramatiques nationaux

Pour une conférence interministérielle sur l’Art et la Création

Nous pensons qu’une autre politique est possible et que la place prépondérante du ministère de la Culture, de ses structures et de ses outils doit être réaffirmée dans la construction du modèle sociétal de la France.

À l’instar des populations des banlieues, des campagnes et de l’outre-mer, les lieux de la décentralisation culturelle se ressentent à juste titre comme les oubliés d’une politique trop centralisée. L’écart des investissements de l’État entre Paris d’un côté, les banlieues et les régions de l’autre, présente un ratio de 1 pour 10 comme l’a rappelé récemment le ministère de la Culture. Ces disparités sociales et territoriales bien qu’elles ne soient pas nouvelles sont à la fois inadmissibles et inquiétantes.

Aujourd’hui ce n’est pas réellement l’existence d’une offre culturelle qui est menacée, mais la continuation d’un projet de société. Le manque d’investissement politique, intellectuel, symbolique et concret, de la question de la place de la création artistique en France, est alarmant.

Le redéploiement des moyens doit être urgemment planifié pour rétablir une égalité des droits culturels. L’État ne peut avoir connaissance de cette situation et décider de l’ignorer. À moins d’avouer publiquement qu’il démissionne de ses responsabilités vis-à-vis de la majorité de la population des territoires.

Quelle que soit la temporalité de ce rééquilibrage, il convient de déterminer quels objectifs l’État peut se fixer et à quelles échéances. Il faudra également fixer les moyens et la méthode. L’État choisira-t-il de déconcentrer des crédits jusqu’ici trop centralisés sur Paris, quitte à réduire ses investissements sur les grands équipements parisiens ? Ou prendra-t-il l’option de développer le budget de la Culture pour réduire cette inégalité qui frappe les citoyens de ce pays ? Il ne nous appartient pas de trouver les solutions, mais en tout état de cause, le statu quo n’est pas une option. Et il n’est pas envisageable non plus de se contenter d’une réponse qui ferait peser les efforts sur les seules collectivités locales et régionales. Celles-ci tiennent d’ailleurs de moins en moins bien les enjeux du projet de service public lorsqu’elles notent, à juste titre, le désengagement de l’État.

Selon nous, il est grand temps aujourd’hui de penser un projet ambitieux dans lequel l’exécutif revendique l’importance de la place de l’art et de la création dans le projet d’ensemble de la société. L’organisation d’un chantier interministériel, idée portée par le Syndeac et les associations des lieux labellisés, pourrait être une proposition symboliquement forte et innovante dans son processus. Elle prendrait en considération la dimension transversale de la question culturelle, qui n’impacte pas uniquement le champ d’action du ministère de la Culture.

L’ouverture d’un tel chantier interministériel per- mettrait de faire émerger la parole d’un État engagé dans le respect de l’équité sur les territoires, qui pense l’art et la culture comme la colonne vertébrale d’un projet de cohésion sociale et éducative. Par l’implantation de projets artistiques de grande proximité, par le renforcement de la présence artistique durable dans tous les territoires, par l’amplification des parcours de pratique et de développement du sens critique chez l’enfant et les jeunes adultes durant leur scolarité. Et chacun sait à quel point la construction d’un tel parcours, inscrit dans la durée, contribue à l’épanouissement et à l’émancipation critique de l’enfant.


Les ministres de l’Intérieur et de la Cohésion des territoires doivent contribuer à la nécessaire implantation d’une forte présence artistique pérenne dans les banlieues ainsi que dans les villes ou les villages isolés, parce que nul n’ignore l’impact positif d’une telle politique sur un territoire. Lorsqu’elle n’est pas ou plus là, le repli sur soi, le sentiment d’abandon de l’État et la peur de l’autre gagnent du terrain. Ils doivent également croire et faire confiance au pouvoir formidable de l’art et reconsidérer positivement la capacité de notre pays à intégrer et à se mêler à «l’autre», cet étranger. On ne réglera pas la question croissante de la migration, qu’elle soit volontaire, motivée par des raisons politiques ou liée à des facteurs climatologiques, par une fermeture des frontières. C’est l’ouverture et la mixité qui ont fait notre richesse, à tous points de vue, depuis des siècles, qui ont fait ce que nous sommes. La France a besoin de cette ouverture tout autant que celles et ceux qui lui demandent l’accueil. Les acteurs artistiques et culturels ont un rôle majeur à jouer dans ce travail de rencontre, de mixité humaine et culturelle.

Le ministère de l’Éducation nationale peut lui aussi mieux nourrir ses liens avec le monde de l’art, en osant s’émanciper encore davantage de la relation qu’il entretient au programme scolaire et à l’enseignement. Bien sûr, il faut continuer à aller au théâtre pour découvrir le répertoire des grands auteurs, pour éprouver le plaisir de l’art de l’acteur ou pour se confronter à une Histoire dont le sujet pourra ensuite être débattu en classe. Évidemment, il faut renforcer la pratique artistique, encadrée par les professionnels, pour partager des techniques, pour initier à la maîtrise de l’oralité et à l’usage de son corps, pour encourager et faciliter l’expression des idées et des imaginaires. Mais il serait sans doute tout à fait pertinent de considérer avant tout le spectacle vivant comme la découverte d’une langue étrangère. Car, oui il faut renverser le regard que l’école porte sur les œuvres. On ne va pas au théâtre ou au musée pour comprendre ni apprendre, mais pour ressentir. L’art n’enseigne pas du savoir, il nous pose des questions, nous confronte à l’inconnu, nous invite à l’interprétation. Voilà en quoi le théâtre a à voir avec l’éducation, en ce qu’il nous invite à nous intéresser à ce qui ne se comprend ni immédiatement ni universellement, en faisant reculer l’ignorance. Cela doit être le point de départ pour accompagner les jeunes citoyens, dès le plus jeune âge, dans leur appréhension du théâtre et donc du monde. Le rapport libre aux œuvres doit s’inviter plus fortement à l’école comme une discipline à part entière qui accompagnera toute la scolarité de l’enfant et contribuera à former une société d’adultes entretenant une relation de curiosité mutuelle.

Les ministères de l’Économie et celui de l’Action et des comptes publics, placés sous l’autorité du Premier ministre, doivent prendre conscience de la terrible sous-dotation du secteur public de la culture. Dans une société qui se morcelle, l’art et la culture ont un rôle majeur à jouer. En lien avec le ministère de la Culture, ces deux ministères doivent contribuer activement à définir une projection budgétaire adaptée à la réalité d’une véritable politique culturelle qui œuvre à construire réellement la société d’aujourd’hui et de demain. Ils doivent veiller à rendre possible le respect de l’équité de l’usage de ce budget, c’est-à-dire travailler prioritairement à rééquilibrer la distribution des investissements entre Paris et les crédits déconcentrés en régions.

Aujourd’hui, au regard de l’importance de son action, notre ministère n’occupe pas la place qui devrait être la sienne, ni en matière de budget (et donc de moyens d’action), ni dans la prise en considération du mouvement positif qu’il impulse dans notre société. Il est d’une certaine manière considéré à tort comme un ministère du divertissement et de l’offre culturelle, alors qu’il doit urgemment être renforcé dans ses attributions fondamentales, celles que nous avons évoquées, qui lui permettent d’être le ciment d’une société pensante, active et sensible.

Il revient aux plus hautes autorités, c’est-à-dire au président de la République et au Premier ministre, de s’investir pleinement dans un plan de réinvestisse- ment de la place de l’art dans la société, en s’appuyant sur le rôle majeur que doit jouer le ministère de la Culture sur l’ensemble de notre territoire et dans une étroite collaboration avec les autres ministères concernés.