Le théâtre comme autres représentations du monde
Le théâtre est l’endroit, non pas de la représentation du monde, mais le lieu possible d’autres représentations du monde. C’est ainsi, du moins, que nous le portons et le vivons.
Ce qui fait l’artiste, c’est cette faculté, ou anomalie comme on voudra, de venir interroger ce qui coule de source, les évidences, les vérités données comme absolues. Chacun·e à notre manière nous interrogeons les représentations dominantes du monde, non pas de manière frontale, binaire, ce qui serait une manière de les valider et donc les consolider, mais par les grains de sable que sont nos œuvres et les projets qui conduisent nos maisons.
Nous n’avons pas la prétention d’apporter des réponses sur nos scènes, nous ne faisons que poser des questions, encore et encore, creusant nos obsessions comme des petits grains de sable distillés dans une machine trop bien huilée.
Le grain de sable de l’artiste est la sauvegarde de toute société. Elle l’empêche de tourner en rond, de devenir une mécanique aveugle qui broie l’humain et ses mille singularités.
AU CDN BESANÇON FRANCHE-COMTÉ…
Le CDN Besançon Franche-Comté poursuit depuis 2013 un travail avec des artistes irakiens, en collaboration avec Yagoutha Belgacem, directrice artistique de la Plateforme Siwa. Nous sommes heureux que Besançon soit cette saison le cœur vibrant d’un événement de portée nationale : en septembre 2018, a été présenté le « chantier » artistique Looking for Oresteia qui prend comme point de départ L’Orestie d’Eschyle. Une aventure théâtrale et humaine au long cours, entre deux pays, deux langues, deux metteurs en scènes - le bagdadi Haythem Abderrazak et Célie Pauthe, directrice du CDN de Besançon – et une troupe composée d’acteurs irakiens et français. En janvier, un festival accueillera des artistes bagdadis dont le travail n’a encore jamais été présenté en France, qui ont choisi de vivre et travailler en Irak, au contact de la réalité et de la société irakienne, sur ses décombres, mais aussi au cœur d’un pays en pleine réinvention… En juin, c’est un spectacle de Haythem Abderrazac qui sera recréé à Besançon, avec des amateurs. ▪
Nous avons une conscience accrue des problématiques de la société dans laquelle nous vivons, travaillons et créons, en lien avec elle... pas seulement avec une partie de cette société, mais de par notre travail au sein de ces territoires où nous sommes «nommés», avec toutes les tranches, couches, milieux, classes, zones, de cette société. Nous avons par là une conscience aiguë des dominations qui pèsent sur cette société, sur les enfants, sur les femmes, sur les bourgeois, sur les personnes «racisées», sur les paysan·ne·s, sur les chômeur·euse·s, sur les ouvrier·ère·s, sur les enseignant·e·s, sur les personnels soignants, sur les élu·e·s, sur les banlieusard·e·s, sur les personnes âgées, sur les fonctionnaires, sur les étranger·ère·s, sur les réfugié·e·s, sur les prisonniers, sur les sans domicile fixe, etc., parce que nous travaillons avec elles et eux, régulièrement.
Que nous travaillions à rétablir l’égalité de moyens entre les artistes hommes et les artistes femmes, ou au sein de l’organisation même de nos maisons, que nous donnions à voir et à entendre des œuvres d’artistes singulières, fragiles, aux formes et vocabulaires différents, que nous ouvrions nos scènes et nos murs à des artistes d’origines multiples, ethniques, culturelles, sociales différentes de la norme, que nous mettions en jeu des histoires qui vont à l’encontre des histoires à dormir debout dont on nous écrase l’imaginaire, nous savons que le théâtre, la représentation symbolique du monde sur une scène, à travers le vivant et l’imaginaire en acte, a une puissance de représentation qui peut chambouler, bouleverser, toutes les représentations dominantes.
AU CDN NANCY LORRAINE – LA MANUFACTURE…
« Nous sommes en décembre, dehors il neige. A deux cents mètres à vol d’oiseau, les hauts murs de la prison de Nancy. L’une des plus grandes prisons d’Europe.
Dans la salle de la Maison de la Culture, nous organisons un atelier de théâtre avec les jeunes de ce quartier dit très difficile. Ils interprètent des avocats, des procureurs, des greffiers et des justiciables. Tout le monde rit beaucoup.
Sur les écrans, ceux qui ne veulent pas parler envoient les images qu’ils viennent de créer. Dans les enceintes passent les sons et la musique qu’ils ont composés.
Nous travaillons sur un matériau brut que nous a donné une journaliste pénaliste du Canard Enchainé. Ce sont des textes cinglants sur la justice sociale en France : des justiciables démunis, des avocats commis d’office sans dossier, des procureurs désabusés, des présidents de tribunal harassés. Toutes les paroles sont authentiques, seuls les prénoms sont modifiés.
Nous faisons une pause, bataille de boules de neige. Reprise.
Soudain, nous sortons de nouveaux textes et l’ambiance change.
Tout le monde est très ému. Nous lisons des manuscrits que nous avons produit avec les détenus de la prison voisine. Certains y ont des grand-frères, d’autres des voisins.
A partir de cette expérience, nous créons Comparution immédiate qui mêle ces textes et les fournées du jour au tribunal.
Ce spectacle connaît un succès immédiat auprès d’un large public. Et partout dans la région nous jouons et s’enchainent les débats et les rencontres autour de la justice sociale en France. »
Michel Didym▪
C’est là qu’est la vertu profondément émancipatrice du théâtre. Et à travers tous nos modes de mise en acte de ce chamboulement, aussi divers soient-ils, c’est bien cela qui nous rassemble, et c’est ce qui fait des CDN ces drôles de maisons paradoxales, représentantes de l’institution, et si dérangeantes en même temps pour l’ordre établi et la pensée dominante.
À LA COMÉDIE DE SAINT-ÉTIENNE…
Le programme d’égalité des chances (composé d’une classe préparatoire intégrée et de Stages égalité théâtre ouverts aux jeunes issus de la diversité géographique et sociale) a démarré en 2014 à la Comédie de Saint-Étienne. Choisis sur critères sociaux et sur entretien de motivation, nous préparons ces jeunes comédiens débutants aux concours ultra-sélectifs des douze Écoles supérieures d’Art dramatique françaises. Aujourd’hui, 18 jeunes ont déjà été admis.es (dont 3 au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique de Paris).
Ce travail en faveur de l’égalité réelle est un gage d’ouverture des imaginaires, des représentations de notre société et de la création de nouveaux récits pour le théâtre. ▪